SA DÉVOTION AU CŒUR SACRÉ DE JÉSUS et
au Cœur Immaculée de Marie
"Le matin, une bonne pratique sera de confier ses affaires, ses vues, ses intentions au cœur de Jésus, les y remettant par le cœur de Marie; et dans l'occasion quand il faut traiter les affaires, aller par Marie les reprendre dans le cœur de Jésus, afin de parler, agir en Lui seul."
Nous sommes fermement résolues à mener une vie nouvelle, à ne nous conduire en toutes choses, que par votre esprit jamais d’après les impressions de la nature et des sens, à chercher, en toutes choses, grandes et petites votre seule et pure gloire et l’accomplissement de votre divine volonté : en un mot, nous voulons avec votre grâce détruire entièrement en nous le vieil homme et édifier sur ses ruines l’homme nouveau qui est vous-même, ô Seigneur Jésus.
Dirigée par un Père Jésuite, Émilie contracte de bonne heure le culte du Sacré-Cœur dans l'esprit de Sainte Marguerite Marie et du Père de la Colombière. Le Sacré Cœur, source de toute dévotion répondait d'ailleurs à ses attraits. N'était-il pas l'incarnation de cet unique amour dont son âme avait soif : Dieu révélant son amour pour sa créature et réclamant le sien ?
Avant de fonder son Institut, Émilie s'était vouée au Sacré Cœur par un vœu très en honneur à cette époque parmi les âmes ferventes et qui était un vœu de victime réparatrice. A ce vœu, la Bonne Mère est restée fidèle. Jusqu'à sa mort le Sacré Cœur a été l'âme de sa vie spirituelle : elle en a inculqué la dévotion à ses filles, témoin les diverses consécrations qu'elle a composées à leur usage. Ces courts extraits, empruntés à l'une d'elles, révèlent les sentiments de sa belle âme :
O Cœur adorable de mon Jésus, le plus tendre, le plus aimable, le plus généreux de tous les cœurs, qui vous consumez d'amour sur cet autel, pénétrées d'une vive reconnaissance au souvenir de vos bienfaits et d'une profonde douleur à la vue de l'ingratitude des hommes, nous venons aujourd'hui, en présence des Saints Anges qui environnent cet autel, nous consacrer à vous sans réserve et sans partage.
Elles se consacrent, O Cœur adorable, ces religieuses que vous voyez ici présentes et qui ont dit un adieu éternel au monde… Ces novices et ces postulantes qui soupirent après l'heureux moment où elles pourront briser les derniers liens qui les attachent au monde…
Ces élèves de la Providence et du Pensionnat. Que de dangers environnent aujourd'hui la jeunesse chrétienne !... Couvrez donc ces chères élèves de votre divine protection ; inspirez-leur une vive horreur du péché…
Enfin, avec la consécration du troupeau, daignez agréer, O Cœur adorable, la consécration de celui que vous lui avez accordé comme pasteur et celle de tous les prêtres attachés à cette paroisse. Accordez à tous vos ministres la grâce de remplir dignement les redoutables fonctions que vous leur avez confiées.
En 1848, à l'issue de la retraite, elle remercie le divin Cœur des grâces reçues par la Communauté, des lumières, des résolutions inspirées par Lui, et elle termine ainsi : Nous voulons vivre uniquement pour vous, mettre notre gloire à être humiliées et méprisées, notre consentement et nos délices à souffrir et à nous mortifier pour vous… Régnez donc sur nous, aimable Cœur, nous nous livrons et abandonnons à vous, sans aucune réserve, ne vous demandant, pour prix de notre amour et de notre dévouement, qu'un continuel accroissement de ce saint amour dans nos âmes et le bonheur de vous gagner des cœurs. Rendez ces désirs efficaces et permanents : ne nous abandonnez pas à notre extrême faiblesse : si vous vous retirez un seul instant, nous retomberons aussitôt dans nos négligences et notre immortification. Ouvrez-nous votre divin Cœur afin que nous y vivions saintement renfermées, mortes au monde et à la nature, amantes passionnées des croix et des sacrifices.
Toutes ses lettres se terminent par : Je vous laisse dans le Cœur de Jésus, ou autre formule analogue : Jetez-vous dans le Cœur de Jésus et n'en sortez plus!... Quand vous serez triste, réfugiez-vous dans le Cœur de Jésus : Il sera votre appui, votre consolation, en un mot votre Tout !... Tâchez de vous oublier, n'examinez pas tant vos misères, jetez-les dans le Cœur de Jésus, Il vous aime toute misérable que vous êtes : allez donc le trouver avec confiance.
Dans la chapelle intérieure de la Maison Mère, située derrière la Vierge du sanctuaire et où elle aime se retirer pour prier dans le recueillement, la Bonne Mère fait peindre un Cœur tel que le
représentaient les images de Sainte Marguerite Marie.
Dans cette prière mystique de 1848, nous voyons comment les différentes phases de la prière sont mises à l'ordre du jour et comment elles se suivent logiquement, découlant les unes des autres. Il est probable qu'elle a été composée un an après N.P. 12 à 18, vers le 24 octobre 1848. Elle est destinée à devenir, au nom de la communauté, la prière à la fin de la retraite annuelle[1]. Les premières strophes sont les suivantes :
Au Sacré Cœur
77. Humblement prosternées devant vous
dans le Sacrement de votre amour,
ô tout aimable Cœur de Jésus,
nous vous rendons mille actions de grâces
pour la faveur signalée
que votre bonté nous a accordée
en nous donnant la précieuse retraite.
que nous avons eue cette année.
78. Oui, ô divin Cœur,
nous aimons à le confesser,
c'est à vous,
c'est à votre tendresse,
à votre miséricorde,
à vos desseins d'amour sur nos âmes,
que nous devons et la retraite elle-même
et toutes les salutaires impressions,
les vives lumières et les saintes résolutions qui en sont l'effet.
79. Jamais, jusqu'à ce jour,
nous n'avions aussi bien compris
la sublimité de la grâce de notre belle vocation,
ni la grandeur des devoirs si doux qu'elle nous impose.
80. Jamais nous n'avions aussi efficacement reconnu
qu'être votre épouse et votre victime,
sont des titres inséparables
pour un cœur susceptible de reconnaissance et d'amour.
(O. 77-80)
Plus haut nous écrivions que la méditation est du genre hautement méditatif et réfléchi. Dans les deux derniers paragraphes que nous venons de citer, l'action est clairement mise en évidence parce qu’Émilie de Villeneuve parle de "bien compris" (79) et de "efficacement reconnu". Au cours d'une méditation - dans ce cas lors d'une retraite - c'est précisément de cela qu'il s'agit : arriver à ce genre de prise de conscience.
En outre, il est frappant que la prière commence comme une action de grâces. Nous pourrions considérer ce poème comme une forme concrète et adaptée de ce que le Directoire Spirituel préconise : "en terminant, ne manquez pas de prendre de bonnes résolutions que vous mettrez sous la protection de la Très Sainte Vierge…" (Dir 1852 III,13). En dérogation, ces résolutions-ci sont confiées au Sacré Cœur en action de grâces.
Dans cette action de grâces, un aspect fondamental est souligné, à savoir le caractère de grâce de la méditation. Même si la méditation est une phase au cours de laquelle nous sommes très actifs, nous n'avons le contrôle ni de son dénouement, ni de son succès : " C'est à vous que nous devons et la retraite elle-même et toutes les salutaires impressions, les vives lumières et les saintes résolutions qui en sont l'effet". Son action dépend de la manière dont la Parole de Dieu nous a touchés dans notre désir. Sans cette grâce, la méditation est vaine. Il s'agit d'être touché par un texte en l'étudiant et de parvenir ainsi à une nouvelle vision de nous-mêmes, de nos besoins et de notre chemin de vie. Ensuite, c'est cela qui devient l'essence de notre prière. Une prière recherchant et demandant la route que le Bien-aimé a tracée pour nous. Nous en trouvons un merveilleux exemple dans les paroles que Jésus adresse à Pierre à la fin de l'évangile de Jean :
En vérité en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais ; quand tu auras vieilli, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas. (Jn 21, 18)
Nous voyons cela se passer concrètement dans la suite de la Prière au Sacré Cœur. L'interpellation mentionnée dans le paragraphe 81 occupe une position clé. Sensiblement touchées par ce que nous avons compris dans la méditation, nous sommes conduites à la prière. La prière dont nous parlons ici en est une manifestation concrète. Nous promettons, par l'intermédiaire de cette prière, de vivre plus en accord avec les grâces reçues et - avec votre grâce - de commencer une nouvelle vie où nous nous laisserons guider "par votre divin esprit" et "votre divine Volonté" (83) :
81. En un mot, ô Cœur adorable,
nous avons à nous reprocher
bien des infidélités et des ingratitudes envers vous.
Mais, sensiblement touchées de vos bienfaits,
repentantes de nos résistances passées,
nous venons vous promettre, pour l'avenir,
une entière correspondance à vos grâces,
une parfaite fidélité à tous les devoirs de notre saint état,
et une constante générosité à tout immoler à votre amour.
82. O Cœur,
de tous les cœurs le plus dévoué et le plus généreux,
daignez communiquer aux nôtres,
les sentiments qui vous animent
et nous rendre dignes du beau titre d'épouses
que vous avez bien voulu nous donner.
83. Vous le voyez,
nous sommes fermement résolues,
nous nous engageons même en votre divine présence,
à mener une vie nouvelle,
à ne nous conduire en toutes choses
que par votre esprit
et jamais d'après les impressions de la nature, et des sens ;
à chercher, en toutes choses,
grandes et petites,
honorables ou méprisables
votre seule et pure gloire
et l'accomplissement de votre divine Volonté;
en un mot, nous voulons avec votre grâce,
détruire entièrement en nous le vieil homme
et édifier sur ses ruines
l'homme nouveau qui est vous-même, ô Seigneur Jésus ! (O. 81-83)
"Mais vous, (…) il vous faut abandonner votre premier genre de vie et dépouiller le vieil homme, qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes, pour vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement et revêtir l'Homme Nouveau, qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité." (Ep 4:20-24)
Nous ne demandons ni plus ni moins qu'une transformation s'opère donnant forme à Jésus Christ en nous. Emilie de Villeneuve l'exprime avec une image de saint Paul : "détruire entièrement en nous le vieil homme et édifier (…) l'homme nouveau qui est vous-même, ô Seigneur Jésus[2].
Cette image est encore exprimée dans la strophe 82 : "daignez communiquer aux nôtres [nos cœurs], les sentiments qui vous animent et nous rendre dignes du beau titre d'épouse".
La dynamique, l'interaction de cette transformation entre en ligne de compte dans la strophe suivante. Le point central, c'est la demande au Sacré Cœur de nous guider : régnez, régnez sur nous. (86) Mais cela ne se passe pas sans notre accord préalable de nous abandonner sans réserve et de renoncer à tout ce qui fait partie de notre amour propre :
84. Or,
pour parvenir à l'accomplissement de cette grande entreprise,
nous nous abjurons aujourd'hui nous-mêmes,
nous renonçons aux inclinations de la nature,
aux subtiles recherches de l'amour-propre ;
nous voulons vivre uniquement pour vous,
mettre notre gloire à être humiliées et méprisées,
notre contentement et nos délices
à souffrir et à nous mortifier pour vous.
85. Oui, ô Cœur sacré,
nous renonçons à tout,
pour ne posséder que vous seul,
parce que seul,
vous méritez l'amour et l'empire de nos cœurs.
86. Régnez, régnez donc sur nous,
aimable Cœur ;
nous nous livrons et nous abandonnons à vous
sans aucune réserve,
ne vous demandant,
pour prix de notre amour et de notre dévouement,
qu'un continuel accroissement de ce saint amour dans nos âmes
et le bonheur de vous gagner des cœurs.
C'est là, tout notre désir,
toute notre ambition pour l'avenir. (O. 84-86)
Ce don de soi en amour n'est pourtant pas si simple. La main de Dieu (régnez, régnez) est plus qu'indispensable, et même lorsqu'elle est présente le processus de croissance se poursuit avec des hauts et des bas. C'est pourquoi cette pieuse offrande d'amour est liée à la requête de deux choses :
un continuel accroissement de ce saint amour dans nos âmes
et le bonheur de vous gagner des cœurs.
Notre amour, notre croissance en amour de Dieu est un don. Ce n'est que dans la prière que nous pouvons supplier de le recevoir, sans pouvoir y ajouter quoi que ce soit par nos propres moyens. Il constitue la charnière de notre transformation en Dieu.
Et l'amour de notre prochain, notre mission, se trouve dans son prolongement. Et cette mission-là, elle non plus, nous ne devons ni ne pouvons l'accomplir par nos propres moyens. C'est la raison pour laquelle gagner des âmes pour Dieu est présenté comme une chose pour laquelle nous devons prier. Elle est citée d'une traite avec notre croissance en amour que nous attendons de Dieu, parce qu'elle y est indissociablement liée. Les deux premiers articles des Constitutions se reflètent dans la cohérence harmonieuse de ces deux lignes de prière[3]. Ces deux points constituent conjointement la quintessence de la vie religieuse. C'est pourquoi elle pouvait conclure les strophes ci-dessus par les mots :
C'est là, tout notre désir,
toute notre ambition pour l'avenir.
Mais nous ne sommes pas encore arrivés à la fin de cette prière et du processus qui s'y trouve exprimé. Deux parties importantes suivent encore. Au centre de la première partie se trouve l'accueil de l'efficacité et de la stabilité dans cette transformation de nos désirs, "rendez ces désirs efficaces et permanents". Sans l'aide de Dieu nous sommes en effet abandonnés à nos propres faiblesses, et nous rechutons aussitôt (87) :
87. Ah ! de grâce,
rendez ces désirs efficaces et permanents ;
ne nous abandonnez pas, Cœur bien aimé,
à notre extrême faiblesse ;
si vous vous retirez un seul instant,
nous retomberons aussitôt
dans nos négligences et notre immortification.
88. Portez-nous donc entre vos mains, Seigneur,
ouvrez-nous votre divin Cœur
afin que nous y vivions saintement renfermées,
mortes au monde et à la nature,
amantes passionnées des croix et des sacrifices,
et toutes consumées de zèle pour le salut des âmes.
Deux images particulières expriment l'aide de Dieu, donnant corps à l'élément mystique et contemplatif de ce processus : "Portez-nous donc entre vos mains, Seigneur, ouvrez-nous votre divin Cœur, afin que nous y vivions saintement renfermées…" (88). Dans la prière, nous Lui demandons de nous porter dans Ses mains et de nous laisser vivre dans l'intimité sécurisante de son Cœur, de son Amour. Cette 'gaine sécurisante' n'est d'ailleurs pas comme 'une dernière demeure' ; elle constitue bien plus un espace où notre entière transformation en Lui prend forme et à partir duquel nous accueillons réellement notre mission de manière efficace et stable. Car si Son amour comble le nôtre, notre faiblesse sera éclipsée par sa puissance. Nous serons alors par Lui, avec Lui et en Lui "mortes…, amantes passionnées… et toutes consumées de zèle…"[4].
Le paragraphe 88 s'achève donc par une fin naturelle où le développement de ce processus dans notre mission est une fois de plus marqué d'un point. En soi, cette prière aurait pu se terminer ici, car tout a été dit. Mais c'est précisément là qu'elle prend une tournure inattendue. La personne interpellée change :
89. Divine Mère, auguste Marie,
c'est à vous qu'il appartient de soutenir nos pas
dans la nouvelle carrière de perfection
où votre divin Fils nous presse d'entrer.
90. Daignez vous charger,
céleste et bien aimée Mère,
de nous rappeler sans cesse au cœur,
les saintes pensées de cette retraite bénie ;
n'en laissez point affaiblir
les heureuses impressions dans nos âmes,
afin que fortement aiguillonnées par ce souvenir
et par vos exemples si éminemment parfaits,
nous marchions fidèlement
dans le dégagement total de tout ce qui passe
et dans la généreuse recherche de Dieu Seul.
91. Et dans la crainte que,
emportées par notre inconstance,
nous ne venions à laisser éteindre la sainte ardeur
que vous nous avez obtenue pendant cette retraite,
ô divine et tendre Mère,
nous viendrons chaque jour de nos retraites mensuelles
rallumer cette ardeur en nos cœurs,
en faisant à vos pieds
les mêmes protestations que nous faisons aujourd'hui.
C'est à cet endroit que nous trouvons une indication du moment où cette prière vit le jour. Dans une lettre du 24 octobre 1848 adressée aux Sœurs de la maison-mère nous trouvons, en guise de conclusion, les paroles suivantes[5]:
Que nous serons heureuses quand Dieu seul régnera dans notre cœur, notre esprit, notre volonté ; c'est là tout mon désir. Prions ensemble le Seigneur, à la fin de cette retraite afin qu'il daigne continuer à m'éclairer afin que je puisse vous guider sûrement dans la voie de la sainteté et que cette année soit pour chacune de nous une année de ferveur et de dévouement à la gloire de Jésus et de Marie.
En terminant cette lettre écrite, (...) je vous prie, mes chères enfants, d'aller toutes en commun vous jeter aux pieds de Notre Dame du Prompt Secours pour la remercier des grâces qu'elle m'a obtenues pendant cette retraite, et lui demander de nous obtenir à toutes la grâce de devenir enfin de véritables épouses de son Fils crucifié et que nous soyons toutes disposées à ne reculer devant aucun sacrifice quand il s'agira de la gloire de Dieu et du salut des âmes. Marie, j'en ai la confiance, jettera sur la mère et les filles un regard de bonté. C'est dans son cœur que je vous laisse afin qu'elle vous introduise dans celui de son Fils. (C-Div. 49-50)
Nous sommes frappés tout d'abord par les similitudes que la première phrase fait apparaître avec les strophes 85-86.
Régnez, régnez (...). C'est là, tout notre désir, (...)
Nous retrouvons l’exhortation à nous jeter toutes aux pieds de la statue de Notre Dame du Prompt Secours, dans les deux dernières lignes du paragraphe 91, conclusion de la prière :
nous viendrons (...) rallumer cette ardeur en nos cœurs, en faisant à vos pieds les mêmes protestations que nous faisons aujourd'hui.
En ce qui concerne la dynamique spirituelle, ce sont surtout les derniers mots qui passionnent : "C'est dans son cœur que je vous laisse afin qu'elle vous introduise dans celui de son Fils". C'est là précisément la fonction des paragraphes 89 à 91 inclus. Notre abandon au processus de transformation auquel nous aspirons est irréalisable par nos propres moyens. C'est à Marie, la patronne de la congrégation que nous demandons de le façonner en nous. C'est dans cette perspective que débute la dernière partie de la prière : "Divine Mère, auguste Marie, c'est à vous qu'il appartient de soutenir nos pas dans la nouvelle carrière de perfection (...)".
Réflexion faite, tout mène à conclure que nous avons affaire à trois textes différents mais assortis qui virent le jour aux environs du 24 octobre 1848. D'une part, il y a la Prière au Sacré Cœur constituée en fait de deux prières exprimées à la suite l'une de l'autre à deux endroits différents et, d'autre part, il y a la lettre adressée aux sœurs de la maison mère par l'intermédiaire de Mère Séraphine Lequeux. Elles parlent le même langage et appartiennent au même contexte constituant la clôture de la retraite et les rituels qui s'y rapportaient.
· Les paragraphes 77 à 88 inclus constituent une seule prière plus ou moins indépendante de la conclusion des paragraphes 89 à 91 inclus. Le paragraphe 77 montre que la prière est dite dans la chapelle, en présence du Saint Sacrement : "Humblement prosternées devant vous dans le Sacrement de votre amour, ô tout aimable Cœur de Jésus, (...)[6]"
· Ensuite, c'est probablement la lettre dont nous avons repris une citation plus haut qui a été lue, à moins que ce ne soient des paroles très semblables qui aient été exprimées[7]. Elle s'adressait à ses sœurs, et dans ce but, elle interrompt ses vues sur Jésus : "Je viens de m'éloigner de Jésus au Saint Sacrement et, je me sens pressée[8] par ce divin Cœur de vous communiquer les impressions de ma retraite et de vous ouvrir mon cœur en toute simplicité". (C-Div. 37)
· A la fin de son discours, elle propose de sortir et de prier devant la statue de Notre Dame du Prompt Secours : "je vous prie, mes chères enfants, d'aller toutes en commun vous jeter aux pieds de Notre Dame du Prompt Secours (...)"
(C-Div.50). Il est probable que c'est là que la deuxième prière des paragraphes 89 à 91 fut récitée.
Nous ne saurons probablement jamais comment cela s'est produit sur le plan historique. Mais cela n'est pas indispensable car ce qui nous importe, c'est uniquement le processus spirituel. Il est frappant de constater le besoin d'une aide clémente requise tant du Sacré Cœur que de Marie. C'est en eux et par eux que notre transformation doit se réaliser et qu'elle doit acquérir sa stabilité.
Dans la strophe 91 la force motrice de tout cela est nommée sainte ardeur, une vive passion attribuée dans cette prière à la retraite vécue. Il s'agit ici expressément d'un feu d'amour qui est un don, un don reçu :
…la sainte ardeur que vous nous avez obtenue pendant cette retraite,
ô divine et tendre Mère… (O. 91)
Seul un tel effleurement par l'amour de Dieu peut nous procurer la force nécessaire pour pouvoir, dans un amour réciproque, nous abandonner à l'action transformatrice que nous espérons. Ce n'est qu'alors que notre abandon pourra devenir une véritable dévotion, une voie où nous ne sommes pas notre propre timonier mais où Marie nous conduit, selon le langage imagé de cette prière :
Divine Mère, auguste Marie,
c'est à vous qu'il appartient de soutenir nos pas
dans la nouvelle carrière de perfection
où votre divin Fils nous presse d'entrer. (O. 89)
Émilie de Villeneuve n'est pas une exception dans cette approche. Une longue tradition d'auteurs spirituels l'a précédée. Concernant ce lien entre l'amour et la dévotion, le mystique Ruysbroeck (1293-1381) écrit par exemple :
De cet amour sensible vient la dévotion envers Dieu et sa gloire. (...) La dévotion existe quand le feu de l'amour et de la charité lance vers le ciel sa flamme de désir. La dévotion meut et excite l’homme extérieurement et intérieurement au service de Dieu. La dévotion épanouit le corps et l'âme (...) Elle purifie le corps et l'âme de tout ce qui peut leur être une entrave ou un obstacle[9].
Notre dévotion est donc essentiellement un mouvement d'amour[10]. Elle provient d'un attouchement par l'amour de Dieu et mène à sa croissance. Émilie de Villeneuve explicite cela très clairement dans la prière de Consécration à Notre Dame du Prompt Secours[11]. C'est surtout la fin de la prière qui nous interpelle par la manière dont elle exprime que nous espérons accueillir comme un double don, notre croissance dans l’amour pour elle et notre appartenance à Jésus Christ. Nous clôturons ce paragraphe par une citation de cette prière
75. Agréez avec ce simple et si pauvre don de nos mains,
le don plein, entier et à jamais irrévocable
de nos cœurs et de tout nous-mêmes;
nous sommes vos enfants dévouées;
daignez continuer à vous montrer notre Bonne Mère; (...)
76. (...) votre bonté, ô douce et tendre Mère,
délivrera à jamais celles qui,
en vous offrant leurs cœurs avec cet autel,
n'ambitionnent en retour
que le bonheur de vous plaire
et de vous aimer chaque jour davantage,
jusqu'à ce qu'il leur soit donné d'être à Jésus
aussi parfaitement que vous-même. (O. 75-76)
[1] L'édition Notes et Prières de Sœur Marie de Villeneuve … Rome (1994) ne donne que l'année 1848 comme de cette prière. Des indications contenues dans les lettres C–Div. 4 et C–S.L. I, 30 montrent que cette prière a été écrite en vue de la clôture de la retraite qui se terminait cette année-là le 24 octobre 1848 pour la majorité des sœurs. Nous y reviendrons lors de notre commentaire sur les dernières strophes.
[2] Nous retrouvons ici dans un dé à coudre les trois éléments de base sur le plan du contenu de la méditation, éléments que nous avions cités plus haut, à savoir : 1. La perspective de l'imitation ; 2. La position centrale de la vie de Jésus Christ, son Époux et 3. Le fait de mourir à elle-même.
[3] Art. I. La fin première de l'Institut est la sanctification de ses membres par l'accomplissement des trois vœux ordinaires de religion, et particulièrement par l'amour et la pratique de la Vertu de Pauvreté prise dans tous les sens.
Art. II. La seconde fin que se propose l'Institut par un quatrième vœu (celui de travailler au salut des âmes) est de se dévouer à la sanctification du prochain, et beaucoup plus spécialement des âmes pauvres et nécessiteuses, soit en Europe, soit dans les missions lointaines, chez les peuples sauvages surtout. (C.1852, 2).
[4] Un an auparavant, elle utilisa la formule suivante : "aussi, devez-vous demander sans cesse à Dieu son secours ; la prière doit vous être habituelle et (…) demandant à Dieu ses lumières avant de parler, d'agir, vous efforçant d'ailleurs d'acquérir une union intime avec le cœur de Jésus ; si vous avez cette heureuse union, vous trouverez en lui la lumière, la force et la consolation et vous réussirez infailliblement dans vos œuvres". (le 25 novembre 1847 ; C–Mis.II 1,15
[5] Le texte complet de la lettre se trouve plus loin.
[6] Comparer avec Dir. 1852 XI, 66 ; N.P. 14.
[7] Dans la lettre qu’elle écrit à Sœur Séraphine Lequeux elle lui demande de lire cette lettre aux sœurs de la communauté (C-S.L. I, 291) : "Lisez donc aux sœurs avec simplicité la lettre que je vous envoie". Cela contredit en soi notre supposition. Nous ne devons pas perdre de vue que toutes les sœurs n'étaient pas en retraite simultanément. La lecture aurait pu être destinée aux autres sœurs. Les sœurs auxquelles ces paroles s'adressent en premier lieu terminent leur retraite ce jour précis, tandis qu’Emilie de Villeneuve la poursuivait encore : "Que la retraite que vous venez de faire ne vous soit pas inutile, que celle que je fais soit profitable à toute la communauté". (C-.Div. 48)
[8] Ces mots pressé(e) et presser reviennent 133 fois dans ses écrits (sans tenir compte des textes de règles). C'est excessivement rare qu'elle les utilise dans le sens qu'ont ces paroles dans le texte cité plus haut, à savoir un fanatisme vécu religieusement. Nous ne verrons plus cette signification dans ses lettres ultérieures. Elle se retrouve encore trois fois, à savoir en N.P. 80 ; O. 40 et O. 50.
[9] Ruysbroeck, Les noces spirituelles, en : Ruysbroeck, Œuvres choisies, traduites du moyen-néerlandais et présentées par J.-A. Bizet, Aubier, Paris 1946, page 246.
[10] "La vraie et vivante dévotion, ô Philothée, présuppose l'amour de Dieu, ainsi elle n'est autre chose qu'un vrai amour de Dieu ; (...)". François de Sales, Introduction à la Vie Dévote, I.1, p. 32, dans : Saint François de Sales, Œuvres, Editions Gallimard, 1969.
[11] La fondatrice écrivit probablement cette prière plus tôt dans l'année, à l'occasion de la mise en place d'une statue de Notre Dame du Prompt Secours dans les jardins du couvent.